Le géant de la cosmétique, L'Oréal, vient d'annoncer la restructuration de son capital. Ainsi disparaît le holding de contrôle créé par Eugène Schueller pendant la Seconde Guerre mondiale. Le fondateur du groupe était aussi l'un des grands financiers du complot de la Cagoule et du nazisme français. A la Libération, la société et ses filiales étrangères servirent de refuge aux criminels en fuite. Aujourd'hui, l'héritière du groupe, Liliane Bettencourt, est devenue la femme la plus riche de France. L'histoire du groupe éclaire la face cachée de la politique française contemporaine.
C'est par un bref communiqué, diffusé le 3 février 2004 dans la nuit, que le géant de la cosmétique L'Oréal a annoncé la restructuration de son capital [1]. La famille Bettencourt et le groupe Nestlé, qui détenaient ensemble la majorité de L'Oréal par l'intermédiaire du holding de contrôle Gasparal, la posséderont désormais directement. Ce tour de passe-passe étant accompagné d'un engagement de conservation de titres, les Bettencourt bénéficieront d'un abattement de 50 % de la valeur taxable à l'impôt sur la fortune (ISF). Ils ne seront pas tenus de payer de frais pour cette transaction grâce aux nouvelles dispositions introduites à leur intention dans la « loi pour l'initiative économique » du 1er août 2003 [2].
L'Oréal est aujourd'hui évalué à 43,6 milliards d'euros. Les Bettencourt détiennent 11,99 milliards ; Nestlé 11,5 milliards ; les 20,11 milliards restants flottants en Bourse. La fortune personnelle de Lilliane Bettencourt, héritière du fondateur de L'Oréal, était estimée en 2002 à 17,2 milliards d'euros. Ce qui en fait la personne la plus riche de France.
Une entreprise qui veut se payer la République
L'Oréal a été créé, en 1907, par un petit entrepreneur, Eugène Schueller. Il absorbe Monsavon, en 1928, puis les peintures Valentine, les shampoings Dop, le magazine Votre Beauté. Dérivant lentement à la droite la plus extrême, Schueller se fait connaître par ses théories économiques sur le « salaire proportionnel ». Dans une société libérée du capitalisme libéral et des syndicats, les ouvriers toucheraient un triple salaire : un salaire d'activité, un salaire familial calculé en fonction de leur nombre d'enfants, et un salaire de productivité.
Le 6 février 1934, en réaction à un retentissant scandale politico-financier, les ligues d'anciens combattants de la Grande guerre manifestent devant la Chambre des députés à Paris pour obtenir la démission du gouvernement Daladier. Sous l'impulsion des fascistes, le rassemblement tourne à l'insurrection et tente de renverser la République au profit du colonel de La Rocque qui refuse le rôle qu'on veut lui faire jouer.
Divers autres échauffourées surviennent dans les semaines suivantes, y compris une tentative de lynchage de Léon Blum en marge de l'enterrement d'un historien monarchiste, de sorte que, le 18 juin, le gouvernement prononce la dissolution des ligues. Immédiatement, un groupe de militants fascistes, pour la plupart issus de la XVIIe section des Camelots du roi, rompt avec le philosophe monarchiste Charles Maurras et décide de passer à la clandestinité. Ils constituent l'Organisation secrète d'action révolutionnaire nationale (OSARN). Il y a là autour d'Eugène Deloncle, Aristide Corre, Jean Filliol, Jacques Corrèze, bientôt rejoints par Gabriel Jeantet, François Méténier et le docteur Henri Martin.
Le colonel de La Rocque met en garde les anciens adhérents des ligues contre une infiltration de leur mouvement par des « groupes de trahison », c'est-à-dire par des fascistes agissant pour le compte de l'étranger, l'Italie et l'Allemagne en l'occurrence [3]. Quoi qu'il en soit, l'OSARN se structure rapidement en groupes locaux et en système hiérarchisé extrêmement cloisonné, de sorte qu'en dehors des chefs, les membres de l'organisation ignorent tout de son ampleur, de ses objectifs réels, des moyens et soutiens dont elle dispose. Certaines cellules du complot, dont les Chevaliers du glaive, dirigés à Nice par Joseph Darnant et François Durand de Grossouvre, adoptent un rituel et un costume inspirés du Klu Klux Klan états-unien, ce qui vaudra à l'OSARN d'être désigné par les monarchistes sous le sobriquet de « La Cagoule » [4].
Ami intime d'Eugène Deloncle, Eugène Schueller met ses moyens personnels à disposition du complot. Plusieurs réunions de l'équipe dirigeante se tiennent dans son bureau au siège de L'Oréal.
Un groupe de jeunes gens, résidant à l'internat des pères maristes (104, rue de Vaugirard à Paris), fréquente les chefs du complot et se joint à certaines de leurs actions sans pour autant adhérer formellement à l'OSARN. Il s'agit de Pierre Guillain de Bénouville, Claude Roy, André Bettencourt et François Mitterrand.
Robert Mitterrand, frère de François, épouse la nièce d'Eugène Deloncle.
Échecs et divisions sur fond d'antisémitisme
En un an et demi, l'OSARN formalise ses relations avec le gouvernement de Benito Mussolini en Italie, puis avec celui d'Adolf Hitler en Allemagne. Pour leur compte, il achemine des armes à Francisco Franco en Espagne et élimine des réfugiés politiques en France. En échange, il obtient un appui financier et logistique considérable. L'organisation tente un coup d'État dans la nuit du 15 au 16 novembre 1937, qui échoue. Au lendemain et dans les semaines qui suivent, le complot est mis à jour. Des perquisitions permettent de découvrir des caches d'armes réparties sur tout le territoire. Ce sont au total des centaines de fusils-mitrailleurs, des milliers de fusils et d'uniformes, des dizaines de milliers de grenades, des centaines de milliers de munitions, tous importés d'Italie et d'Allemagne, qui sont découverts.
Le président du Conseil, Édouard Daladier, freine l'enquête lorsqu'il apparaît que l'OSARN a développé ses réseaux parmi les officiers supérieurs et jusqu'à l'état-major. En effet, il ne paraît pas possible de décapiter l'armée française alors que la menace de guerre se précise. Il a tort, puisque la Guerre mondiale est effectivement déclarée et que la France capitule.
Si une partie des « cagoulards », hostiles à la domination étrangère, rejoint de Gaulle, la plupart d'entre eux se félicite de la victoire du fascisme et s'engage dans la Collaboration. En septembre 1940, Eugène Deloncle et Eugène Schueller créent le Mouvement social révolutionnaire (dont l'acronyme MSR se prononce « aime et sert ») avec le soutien de l'ambassadeur du Reich, Otto Abetz, et l'approbation personnelle du chef de la Gestapo, Reinhardt Heydrich. Les réunions de la direction du MSR se tiennent au siège de L'Oréal (14, rue Royale à Paris).
Le programme de l'organisation indique « Nous voulons construire la nouvelle Europe en coopération avec l'Allemagne nationale-socialiste et tous les autres nations européennes libérés comme elles du capitalisme libéral, du judaïsme, du bolchévisme et de la franc-maçonnerie (...) régénérer racialement la France et les Français (...) donner aux juifs qui seront conservés en France un statut sévère les empêchant de polluer notre race (...) créer une économie socialiste (...) qui assure une juste distribution des produits en faisant augmenter les salaires en même temps que la production ».
Première application de ce programme, Deloncle organise le plasticage de sept synagogues parisiennes, dans la nuit du 2 au 3 octobre 1941.
Subsidiairement, une organisation dans l'organisation est créée avec l'aide du SS Theo Dannecker, représentant Adolf Eichmann : la Communauté française dont le but est de « libérer complètement (la France) de ces ferments de corruption que sont les juifs et les Francs-maçons ». C'est ce groupe secret qui organise la spoliation des juifs souvent au profit personnel de ses membres. Parmi eux, on relève Jacques Corrèze déjà cité et Jean Filliol, le tueur de la « Cagoule ».
Quant au jeune André Bettencourt, il devient le patron français de la PropagandaStaffel. Il est placé sous la triple tutelle du ministre de la propagande, Joseph Goebbels, de la Wehrmacht et de la Gestapo. Il a la haute main sur toutes les publications françaises, qu'elles soient collaborationnistes ou nazies. Il dirige lui-même La Terre française, une publication explicitement nazie destinée aux familles rurales, qui préconise la rééducation des intellectuels décadents par le retour forcé à « la terre qui ne ment pas ». Il y emploie l'agronome René Dumont. Par ailleurs, Bettencourt offre régulièrement les colonnes de ses journaux à Schueller.
La solution Bettencourt
Le 15 février 1941, à la demande de la SS, le MSR de Deloncle fusionne avec le Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat. Le patron de L'Oréal, Eugène Schueller, devient la personnalité économique de référence. Son livre, La Révolution de l'économie, se classe dans les ouvrage de référence du fascisme français.
Le 15 juin 1941, dans son discours au congrès de l'organisation au Palais de la Mutualité, il appelle à « une révolution préliminaire à la fois d'épuration et de redressement » qui ne peut « être que sanglante. Elle consistera tout simplement à fusiller vite cinquante ou cent grands personnages ».
Le 22 juin 1941, le Reich attaque l'Union soviétique. Deloncle et Schueller décident de créer la Légion des volontaires français (LVF) pour combattre le bolchévisme sur le front de l'Est et de la placer sous l'autorité de Jacques Corrèze. Tous ses membres prêtent serment d'allégeance au führer.
Ils tentent de s'appuyer sur cette puissante formation armée pour éliminer leur adversaire politique Pierre Laval et leur allié et néanmoins rival Marcel Déat. Le 27 août 1941, à l'occasion d'une cérémonie de départ d'un contingent de la LVF sur le front russe, ils organisent un double attentat au cours duquel Laval et Déat sont blessés.
Le 20 décembre 1941, André Bettencourt, qui n'ignore rien des débats en cours à Berlin, écrit dans l'éditorial de Noël de La Terre française : « Un jour, trente ans plus tard, les juifs s'imagineront pourtant gagner la partie. Ils avaient réussi à mettre la main sur Jésus et l'avaient crucifié. En se frottant les mains, ils s'étaient écriés : « que son sang retombe sur nous et nos enfants ». Vous savez d'ailleurs de quelle manière il est retombé et retombe encore. Il faut que s'accomplissent les prescriptions du livre éternel ».
En effet, quelques jours plus tard la Conférence de Wansee décide la « solution finale » : des millions de personnes vont être exterminées dans le plus grand secret.
À l'issue des affrontements internes à la mouvance nazie française, c'est en définitive Deloncle qui tombe en disgrâce. Eugène Schueller se précipe alors, le 18 mars 1942, à l'ambassade du Reich pour se désolidariser de son ami. L'entretien est dûment consigné dans les archives allemandes.
L'OSS s'en mèle
La bataille de Stalingrad inverse le cours des événements. Désormais le Reich n'est plus invincible. André Bettencourt se rapproche de son ami François Mitterrand qui exerce diverses fonctions à Vichy où il partage son bureau avec Jean Ousset, le responsable du mouvement de jeunesse de la Légion française des combattants de Joseph Darnand. Ils seraient alors entrés en résistance au sein d'un Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD) dont l'activité a été officiellement reconnue quarante ans plus tard par l'administration Mitterrand, mais sur laquelle les historiens s'interrogent toujours.
Fin 1942, André Bettencourt est envoyé par Eugène Schueller « aryaniser » la société Nestlé en Suisse, dont le patron de L'Oréal est devenu l'un des actionnaires principaux. Il profite de ses déplacements pour rencontrer Allen Dulles et Max Schoop des services secrets états-uniens (OSS). En 1944, ils lui donnent 2,5 millions de francs de l'époque pour financer leur réseau. On ignore tout, encore aujourd'hui, de l'usage de cette somme.
Eugène Deloncle est assassiné. Mais les crimes des cagoulards ne prennent pas fin pour autant, pas même avec le débarquement allié en Normandie. Le 10 juin 1944, Jean Filliol conduit la division SS Das Reich à Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne) où elle massacre 644 habitants dans des conditions particulièrement horribles.
Parce qu'ils le valaient bien...
À la Libération, les cagoulards de Londres sauvent les cagoulards de Vichy. Grâce au témoignage d'André Bettencourt et de François Mitterrand, Eugène Schueller est relaxé au motif qu'il aurait aussi été résistant. L'Oréal devient le refuge des vieux amis. François Mitterand est engagé comme directeur du magazine Votre Beauté. André Bettencourt rejoint la direction du groupe. Avec l'aide de l'Opus Dei, une confrérie catholique franquiste, Henri Deloncle (frère d'Eugène) développe L'Oréal-Espagne où il emploie Jean Filliol. Quant à Jacques Corrèze, il devient patron de l'Oréal-États-Unis. En 1950, André Bettencourt épouse Liliane, la fille unique d'Eugène Schueller.
Rue Saint-Dominique, le bureau d'André Bettencourt lorsqu'il dirigait la PropagandaStaffel, devient une résidence de l'Opus Dei. Tandis que Robert Mitterrand s'installe rue Dufrenoy dans l'immeuble qui abritera le siège de l'Opus en France. Cette œuvre est politiquement dirigée par Jean Ousset.
André Bettencourt a poursuivi une brillante carrière. Journaliste, il a créé en 1945 le Journal agricole, pour les anciens lecteurs de La Terre française. Sa carrière politique l'a conduit plusieurs fois au Parlement et au Gouvernement. Il a ainsi pu renouer avec ses activités passées en devenant secrétaire d'État à l'Information (1954-55), poste créé par son ami François Mitterrand, en 1948, et où ils auront tous deux forgé la presse française contemporaine. Les deux hommes sont inséparables, au point qu'en 1986 lorsque Mitterrand devenu socialiste et président de la République doit cohabiter avec une Assemblée de droite, il hésite à choisir André Bettencourt comme Premier ministre. Mais craignant le retour des fantômes du passé, il s'abstient. Cependant, ce passé reste présent.
Text provenent de http://www.voltairenet.org
Thierry Meyssan
Journaliste et écrivain, président du Réseau Voltaire.